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Le Tigre Le Tigre

(…) Du Père de la Victoire, Alphonse n’avait hélas… ni le courage, ni la combativité. Tout au plus, les moustaches. Et l’esprit perturbateur.

Et du roi de la jungle « Tout en mâchoire et peu de cervelle » selon Clemenceau, il avait la rousseur, sans les rayures, et un goût immodéré pour le sexe opposé.

Dernier des quatre garçons de Marguerite Cantonnet (qu’on disait « la plus belle veuve de Bayonne »), orphelin de père à quatorze ans, le garçon manqua certainement quelques virages. Fainéant, roublard, cavaleur, colérique et violent, Alphonse fut tour à tour forgeron, gardien de prison puis cocher… Parti dans l’Hérault rejoindre quelque cousin de Soumoulou, il y rencontra Pauline. La fille de l’épicier de Lodève avait fréquenté l’école ménagère. Gentille, elle cousait et cuisinait à merveille. Est-ce son parrain, facteur aux diligences, qui lui présenta le bougre ? Elle tomba amoureuse d’Alphonse, bien mis et beau parleur. Ils « s’enlevèrent » contre le gré des parents et se marièrent. A Lodève, la vaillante Pauline se levait aux aurores pour livrer le lait, partait ensuite travailler à l’usine et terminait sa journée en distribuant le pain. Il fallait bien nourrir les trois petits, nés entre 1894 et 1898.

Pauline voulait voir la mer. C’était presque une obsession, cette envie de grand large ! Qu’à cela ne tienne, on embarqua les trois enfants, déchirés à l’idée de quitter leurs grands-parents bien-aimés et l’on rejoint Biarritz où l’oncle Charles résidait avec ses quatorze enfants. Pauline découvrit l’Océan et sa houle capricieuse. Mais elle vit aussi trente-six chandelles. La romance héraultienne avait tourné à l’aigre et le postillon lui en fit baver.

Une nuit, lasse des coups de fouet de l’Infâme, Pauline entassa quelques effets sur une charrette à bras et quitta le domicile conjugal avec ses enfants. Le couard n’eut même pas l’idée de partir au Front (ce qui, avec un peu de chance, aurait procuré à son épouse une pension de veuve de guerre). Il assigna ses fils et se fit octroyer une pension alimentaire. Le plus jeune, Raoul, peu rancunier, lui acheta un fiacre avec lequel son père pavana dans tout Biarritz. Il stationnait devant le Biarritz Bonheur et déclenchait l’ire des voisins quand « Favori », le bel alezan, lâchait son crottin rue de la Cité...

Fauché, il vécut sans aucun scrupule aux crochets de Marie L. qu’il disait « sa cousine ». Autoritaire, il régentait la maison, accompagnant ses ordres de grands moulinets de makhila en néflier. Aux rênes de son fiacre, il allait au Bois de Chiberta ramasser des pignes pour alimenter le grand poêle en cuivre. Frimeur, alors qu’il dînait d’un Viandox et d’un morceau de fromage, il ramenait du marché une tête de langouste, qu’il laissait ostensiblement dépasser de son panier… vide. Tricheur à la belote, vieillard libidineux, il réussit la prouesse de se faire haïr de tout son entourage, amis y compris.

Le Tigre rendit l’âme à quatre-vingt-neuf ans, dans un dernier rugissement. Les siens lui ayant refusé l’accès au caveau familial, sa compagne paya l’enterrement et fit promettre à sa petite-fille d’entretenir sa tombe. Ce qu’elle fit avec respect, en souvenir du vieux monsieur qui la promenait en fiacre lors de ses vacances à Biarritz.