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(…) Dans la tête de Roger, la Guerre n’en finit pas : le vacarme de la mitraille, les gémissements des blessés, la boue glacée, la puanteur, l’épuisement… Il faut s’étourdir de couleurs, de chaleur et de grands espaces.

Comment décroche-t-il un engagement chez Maurel & Prom ? Est-ce par une relation de son père ou une rencontre au Portugal ? A moins que ce ne soit dans les tranchées… Une autre hypothèse se profile : le Consulat de France à Buenos-Aires a dressé la « Liste nominative des hommes partis pour rejoindre leurs corps d’affectation ». On y trouve un certain Henri Maurel, originaire de Gironde et de la même « classe » que Roger. Les deux garçons auraient fait connaissance à bord du LUTÉTIA qui les ramenait en France… Toujours est-il que le 21 novembre 1921, Roger remplit une fiche de renseignements au siège de la grande maison de négoce bordelaise. Deux mois plus tard, il signe un contrat pour travailler aux Etablissements Maurel et Prom de Rufisque. Ses appointements sont fixés à trois cent cinquante francs par mois. Il embarquera sur le prochain vapeur de la Maison en partance pour le Sénégal. L’aventure africaine peut commencer.

D’après la tradition orale, les fondateurs de Rufisque se seraient établis en bordure de côte, au milieu d’une clairière dégagée par le feu. En 1444, les caravelles portugaises du Prince Henri le Navigateur atteignent la presqu'île du Cap-Vert, alors connue sous le nom de Berzeguiche. En bordure de la baie se trouve un petit éden boisé et ombragé, traversé par un cours d’eau fraîche. Les Portugais l’appelleront « Rio Fresco ».

En 1885, le chemin de fer Dakar-Saint-Louis est inauguré. Dix ans plus tard est créée l’A.O.F
- Afrique Occidentale Française -, dont la capitale éphémère est d’abord Saint-Louis puis, en 1902, Dakar. Mais Rufisque a vingt ans d’avance sur Dakar. Cette dernière n’est encore qu’une escale pour les lignes régulières de l’Atlantique, située à quelques vingt-cinq kilomètres. La « Rivière Fraîche » fut, avant Gorée, un comptoir européen de traite d’esclaves. Mais elle a surtout bâti sa fortune sur l’exploitation arachidière qui en a fait l’un des comptoirs les plus florissants de la côte occidentale d’Afrique.

Remisés, l’uniforme et la lourde capote aux odeurs fauves. Finis aussi le col dur et le gilet boutonné. Rufisque accueille Roger en tenue coloniale : chemisette et pantalon clairs et casque blanc à double visière, pour protéger la nuque du brûlant soleil.

Le 1er mai 1922, un long courrier détaille ses attributions : « Nous vous confirmons la Gérance du Comptoir de Khombole et la surveillance des travaux pour la reconstruction de l’immeuble en l’absence de Monsieur Cuxac. » On y apprend que le comptoir négocie « marchandises périssables ou de vente courante » ainsi que des tissus. La comptabilité y est « américaine » et porte sur « neufs comptes : Caisse, Maison de Rufisque, Marchandises, Frais Généraux, Débiteurs Divers, Construction, Main d’œuvre ouvrière, Manutention, Frais de Transport. »

Le chantier de construction est détaillé très précisément. Et pour les marchands bordelais, il n’y a pas de petites économies : « Chantier de démolition : l’immeuble principal sera découvert avec soin et les tuiles mises dans le secco. Les charpentes, cloisons, plafonnages démontés avec soin et les pointes recueillies ( !). Tout ce qui sera nécessaire à la reconstruction de l’immeuble terrain 77 sera mis à pied d’œuvre, le reste sera bien classé dans le secco. Tout ce qui est utilisable sera mis soigneusement de côté, le reste sera vendu ou utilisé pour les clôtures, échafaudages etc. Toutes les portes, persiennes vitrées, seront mises en magasin. Le plafonnage sera mis de côté et couvert par un prélart. Les carreaux blancs et noirs seront descellés proprement et mis de côté. Vous nous ferez, après démolition, une note détaillée de tout ce qui peut être utilisable. Vous verrez à ce que le chantier soit toujours approvisionné et qu’il n’y ait pas de chômage ».

Sans doute Roger s’acquitte-t-il brillamment de la tâche car, le 20 janvier 1923, une note des Etablissements Maurel et Prom à Khombolé l’informe : «Notre maison de Bordeaux vous accorde une gratification spéciale de deux mille cinq cent francs pour la surveillance des travaux de Khombolé et vos appointements sont portés à quatre cent francs par mois à compter du 1er novembre 1922. » Mais le jeune soldat, meurtri à jamais par quatre années d’horreur, ne reste pas longtemps à Rufisque : il revient, comme aimanté, à son Portugal chéri. Lisbonne, capitale de la mer, sa ville natale, qui danse et chante. Saudade (…).